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| - Mais malgré les battues, les appels à témoins et les menaces physiques perpétrées à l’encontre des romanichels campant à proximité, on ne retrouvera aucune trace de Grégory. L’affaire fit grand bruit dans la région et connut même un certain écho jusqu’aux abords des départements voisins, pourtant peu montagneux. Faute de preuves et d’indices suffisants, le Capitaine de Gendarmerie Philippin Galubert classa l’affaire et s’en retourna à son radar mobile sis au carrefour entre la D309 et du Chemin des Arpions. Quelques semaines plus tard, ce fut cette fois Blandine Sucrin, 8 ans et demie, qui disparut mystérieusement. Et sans laisser de traces ni d’indices elle non plus. Puis les mois suivant ce fut au tour de Henri Calumet (7 ans), puis Agrippine Delaveau (6 ans) et ainsi de suite pendant 30 ans jusqu’à la semaine dernière et l’évanouissement dans la nature de Léa Poucassère (10 ans), la fille présumée du Guillaume et la Sandrine. « En 30 ans de carrière, je n’ai jamais vu ça », s’exclama le Colonel de Gendarmerie Galubert. « Autant d’enfants qui disparaissent en 30 ans, non je n’ai jamais vu ça en 30 ans de carrière », confirma-t-il à qui voulait bien l’entendre. Les habitants de Fangeville prenaient ce genre d’informations avec une sorte de fatalité bonhomme. La disparition d’enfants était en quelque sorte devenue une coutume locale un peu comme le jambon à l’os en Vendée ou les espadrilles à Taïwan. Même les journaux du coin n’en faisaient plus mention et les disparus n’alimentaient plus que les rares conversations des vieux gâteux que plus personne n’écoutait. Un homme, un seul, continuait contre vents et marées à chercher la clé de cette énigme, Godefroid Pourquet. La nuit où le petit Grégory avait disparu, il avait 18 ans et lisait tranquillement dans sa chambre le dernier numéro de Stan le Barbare et, la fenêtre ouverte donnant sur la Saumâtre, il entendit distinctement un dialogue étrange entre un enfant – à coup sûr le petit Grégory – et une autre personne qu’il ne parvint malheureusement pas à identifier mais dont la voix lui semblait pourtant étrangement familière. Quand il voulut témoigner auprès de la gendarmerie, on lui demanda naturellement ce qu’il avait entendu : « C’était un langage étrange et inconnu », expliqua-t-il au Capitaine Galubert, « on aurait dit des incantations vaudous. Ça faisait quelque chose comme lauve mi tainnedeur, lauve mi trou…, c’est assez difficile à restituer hors contexte ». « À mon avis, tu lis surtout trop de bandes dessinées », répliqua de façon péremptoire le Capitaine Galubert. Et de renvoyer le jeune Godefroid chez ses parents en lui recommandant d’oublier ses histoires de vaudou et autres sornettes. Mais Godefroid savait ce qu’il avait entendu et les disparitions successives le confortaient dans son opinion que quelque chose de pas normal se tramait à Fangeville (en outre il s’était renseigné sur les statistiques de disparition d’enfants en France et avec un taux de 12%, Fangeville était sensiblement au dessus de la moyenne nationale). Et c’est pourquoi depuis cet été 1978 il parcourait la campagne en long en large et en travers à la recherche de la vérité. Il n’y avait qu’un seul endroit où Godefroid n’avait pas encore fouiné : le Mordor. Ses parents le lui avaient interdit et il était plutôt obéissant comme garçon. Car il faut dire que si Fangeville n’est pas la ville possédant la meilleure réputation au monde, ce n’est rien à côté du Mordor, le lieu-dit situé à l’est de la commune principale. Les légendes municipales enchérissent d’horreur quand elles évoquent ce lieu maudit. Crashs d’avions, naufrages de paquebots, défaite humiliante de l’équipe fangevillaine de water-polo aux interdépartementales de 1982 (la piscine était installée là-bas à l’époque avant d’être déplacée dans un bras de la Saumâtre)… autant de catastrophes qui ont banni à jamais le Mordor des guide Michelin des sites français garantis sans malédiction. Même les paysans, pourtant assez cons dans l’ensemble, avaient déserté le Mordor. Seule restait en plein centre de la zone une ferme, apparemment abandonnée. Comme 60% des bâtiments de Fangeville, cette ferme appartenait aux Danglin mais même le notaire ne s’en souvenait pas. On appelait cette ferme – Dieu sait pourquoi – « La Branlade ». Si la CIA et la NSA avaient décidé de surveiller la zone, elles auraient tout de même pu se rendre compte que l’activité dans la ferme n’était pas nulle. À la nuit tombée, une forme sortait systématiquement de l’obscurité et franchissait les 1 200 mètres qui séparaient la Branlade du centre-ville de Fangeville. Quiconque l’aurait croisé ainsi, même en plein jour ne l’aurait jamais reconnue. Il s’agissait en effet d’Amandine Danglin. Celle qu’on croyait agglutinée à jamais dans son rocking-chair le regard dans le vide semblait prendre vie à la lueur de l’obscurité comme un loup-garou de bas étage. Toutes les nuits, elle se rendait à la Branlade mais cette nuit, elle n’était pas seule. Elle portait sur son dos un étrange fardeau. Un corps inerte et couvert de sang mais dont les soubresauts réguliers de la poitrine trahissaient encore la présence d’un souffle de vie. Quand elle arriva à la ferme, elle jeta le corps sur un matelas délavé posé à même le sol. Et là, elle contempla le visage tuméfié mais vivant de Frank Slater. Pour le soigner et le réveiller, elle lui prépara une décoction à base d’ortie et de suc de macrouille tout en lançant ces étranges incantations :
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